Que fait un groupe de bosniens qui n’ont rien à faire mais sont coincés ensemble pendant plusieurs heures ? Des gaufres ? Une partie de monopoly ? Des complots militaires contre le président de la Turquie ? Rien de tout ça mes amis nononon les Bosniens sont des professionnels de l’attente de plusieurs heures sans but précis. Administrations qui ne marchent pas, problèmes, « revenez à 16h », gens absents aux rendez vous, bus qui a décidé de changer d’itinéraire, tram en panne, rien n’est bien fiable dans ce coin (coin!) et tout le monde vit avec. Les Bosniens plutôt que s’arracher les cheveux ont tendance à rester posés et déconner en toutes circonstances. Parce que de toute façon, ils n’ont aucun contrôle sur ce qui se passe. Alors pourquoi se fatiguer quand on peut jouir du statut de victime tous ensemble et faire marrer les autres…
Agathe, qui est toujours à la pointe des sujets d’investigation balkaniques les plus sulfureux (tels que les courants d’airs tueurs) a réussi à s’immiscer au sein d’un groupe de Bosniens de tous âges et genres pendant deux journées entières. Les individus ne se connaissaient pas à l’avance et étaient tous là (dont Agathe) pour être figurants dans un film. Être figurant, c’est marrant. Mais entre les prises l’attente peut être parfois longue et il faut alors meubler son temps. Et c’est là que la magie opère.
Mardi 6 février 2018, 12h30, j’arrive à l’Holiday Inn, l’hôtel dans lequel le mec de la prod m’a dit qu’il fallait que j’aille. (NDlO* : c’est l’hôtel qui hébergeait tous les journalistes étrangers pendant le siège de Sarajevo.) Le hall est sombre et glauque, sans lumière, et je comprends qu’ils ont maquillé l’hôtel pour qu’il soit comme pendant la guerre. Ça en jette. Je rejoins le groupe de figurants qui ont l’air de déjà se connaître. Après les présentations, l’un d’entre eux, un quarantenaire blond décrète aussitôt être mon cousin et me présentera au reste comme tel toute la journée. (« Ma cousine grandie en France »). L’interrogatoire habituel sur mes origines/occupation/goûts/statut marital commence et j’en viens à dire que j’écris mon mémoire sur le lien entre la Turquie et la Bosnie. Mon « cousin » alors rétorque « oh eeeeh les turcs on les aime pas !! On n’a rien à voir avec eux. Ils disent qu’ils sont nos frères mais on n’est pas du tout le même peuple. ». Ce qui est cocasse parce qu’il est justement le sosie parfait de 20 ans de plus d’un turc que je connais. Je lui fais remarquer, lui montre une photo, une nana (qui deviendra mon amie de tournage) dit « oh lalala c’est in-cro-yable cette ressemblance c’est FOU !! ». Il reconnaît que oui, beaucoup de gens lui ressemblent « mais les turcs c’est quand même des cons ! » Si j’avais été turque, il aurait probablement shité sur les européens ou les arabes ou n’importe qui. Ces paroles ne servant en soi qu’à briser la glace et créer une proximité « d’ennemi commun »**.
On est tous posés dans un coin (coin !) de l’immense hall gris pas éclairé de l’hôtel, et à tour de rôle on nous appelle pour figurer sur des scènes. Moi je devrai marcher 20 fois avec mon « cousin » d’un point A à un point B en portant un appareil photo. Entre les prises, il me montre les photos de ses fils et me dit que sa femme en attend un autre pour dans un mois. Mashalllllah félicitation commente-je en bonne cousine. D’autres, moins chanceux, doivent fumer cigarette sur cigarette pour recréer l’atmosphère embrumée de l’hôtel. « J’ai un de ces mal de tête » me dira l’une d’entre elle à la fin de la journée, « je suis fumeuse mais ils nous ont filé des drina***, l’horreur :(((« .
Fin de journée où nous n’étions plus qu’une poignée à rester, assis à l’étage du lobby du fameux Holiday-inn dans le noir, à attendre les ordres. « Ma mère du Monténégro est arrivée hier je ne l’ai même pas vue toute la journée je suis arrivé ce matin à 7h je suis pressé de partir putain » nous dit le figurant serveur. « Quand je lui ai dit que je n’allais pas pouvoir être là parce que je tournais un film elle m’a dit « Y’a intérêt à ce que tu sois premier rôle !! » ha ha ha puuuutain ». C’est le seul mec que j’ai entendu se plaindre de l’attente. Les autres, posés sur un siège, attendaient gentiment en commentant des trucs par ci par là et se racontant des petites blagues et anecdotes entre les « SILENCE !! ANNND AKCHEUN !! » de l’équipe de tournage.
Car c’est ça la magie locale. Dans les contextes dans lesquels il faut attendre un temps indéterminé (comme les files d’attentes à la poste, dans les administrations, ou ici pour un film) les gens chillent, papotent entre eux, se racontent leur vie en détail, rient, se racontent des blagues et développent une sorte de fraternité immédiate. Tout le monde se plaint un peu, se répond, en une sorte de ping-pong intéressant à observer. Ils meublent et répètent souvent les mêmes choses, ces phrases types qui existent dans leur langue et se disent dans tel ou tel contexte. Et ils rient et font rire, toujours, de tout et rien.
Deuxième jour de figuration, je recroise quelques têtes connues, en découvre d’autres. Même dynamique. Ce coup ci j’ai un autre « cousin ». On répète au moins 30 fois une scène un peu longue, ce qui nous prend toute la matinée. Tout le monde a froid. L’équipe de prod est française alors je traduis les « COUPEZ!! SUPER !! On la refait!! » du réal aux figurants bosniens. Une certaine lassitude s’installe mais l’ambiance reste joviale. On prend des selfies, imite le réal, fait des blagues sur les acteurs principaux, se raconte notre dernière gastro, etc. Le midi, on mange dans la cantine de la maison de la radio. (NDlO par ailleurs la maison de la radio n’a pas besoin d’être redécorée pour le film tellement elle est déjà en ruine.) Et tout le monde se raconte sa vie. L’après-midi, ils nous font attendre des heures dans un couloir. Mais avec du café donc ça vaaaa. Le café, droit de l’homme dans les Balkans. Tout peut se casser la gueule autour, tant qu’il y a du café, ça va. Les quarts d’heures passent. Au bout de bien deux heures, les gens se racontent des blagues de de Mujo**** un par un et tout le couloir se fend la gueule. Finalement, le réal nous dit qu’on peut rentrer chez nous. On a attendu tout l’après-midi pour rien. Là où un groupe de français l’aurait probablement scalpé et mis le feu au bâtiment, non ici tout le monde dit » ba okay alors » et rentre à sa maison manger des sarma avec sa manman en écoutant le dernier cédé de Dino Merlin.
Là où je trouve que beaucoup de traits culturels des Balkans peuvent se retrouver en Europe, en Russie ou surtout en Turquie, je n’ai vu dans aucun autre pays cette tendance à passer le temps et les problèmes en riant. Je ne sais pas s’il existe des études sociologiques sérieuses qui en parlent mais je trouve le système d’utilisation de l’humour absolument passionnant ici. Dans des files d’attentes, dans des manifs, dans les cours, dans les rues, à n’importe quel moment les gens tournent en dérision ce qui se passe et rient tous ensemble. Souvent cela vient combler un énervement. Quelqu’un par exemple s’énerve très fort et se met à incendier le gouvernement ou autre entité ne faisant pas son travail avec des mots extrêmement vulgaires et violents. Devant une telle explosion de violence, des visages se tournent pour observer l’élément hors de lui. Celui-ci, constatant alors qu’il a une audience, continue son discours et se met à jouer la comédie pour les faire rire. En bon public tout le monde éclate de rire, lui inclus, et la tension retombe. Soudainement liés, tous ces gens alors commentent entre eux que oui, oulalala, ça craint, on se moque de nous, rien ne va plus, tous des sales corrompus, et ci, et ca, et hahahaha ha oui alors ca me rappelle celle de Mujo en Afghanistan … Qui veut un café ?
Je décris souvent les yougoslaves comme une nation d’acteurs. Il y a un charisme naturel chez ces gens, un goût de l’audience et de faire rire l’autre. (Chez les politiciens locaux il y a aussi un goût de faire le pitre en public – à ceci près que c’est juste dramatique. Mais c’est une autre histoire…) Habitués à l’inefficacité de l’état, des institutions, de tout ici, les gens ont développé une amère dérision sur toutes ces choses. Et tant qu’il y a du café, alors ça va..
Bisous,
Agathe
PS : le film devrait sortir ce été ou en automne, et s’appellera a priori Sympathy for the Devil :))
*Note de l’Oie
** Cette analyse ne s’appuie sur rien. Mais j’ai remarqué que 99% du temps la prise de contact avec les inconnus ici se fait sur les racines d’une descendance commune (ici, il m’appelle sa cousine. Souvent on me demandera si j’ai des origines des Balkans et conclura par « boaf de toute façon tu as complètement le physique d’une Bosnienne donc t’es un peu bosnienne ») ou la haine commune de quelque chose : la politique, les problèmes, le mauvais temps, ou dans ce cas : les turcs.
***les Drina, les fameuses cigarettes de Sarajevo ! Celles qui rendent tout le monde chanteur de blues et provoquent une toux grasse au son unique de mazout qui colle aux bronches chez les vieux dans le bus.
****Mujo, (se prononce mouyo), un peu le toto local mais adulte, ses blagues incluent souvent des flingues, des guerres et/ou des prostituées.
Coincoin l’actrice,
Tout à fait. Je dirais même plus; ou miroitement – telle une mare au canard – .on ne sait point attendre en France. Cela dit, ça meuble également : insultes, cris, marmonnements énervés, scènes insolites voire bagarres enflammées (vécu). Pourquoi donc rire et chiller quand on peut se plaindre et se battre? AKCHEUN! comme dirait le metteur en scène qu’oie!
Sur ce, belle anecdote!
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